1 – D’ABORD CONNAITRE LES ENFANTS QUE L’ON VEUT AIDER
Il ne faut pas vouloir tout faire à la fois, essayer de s’occuper de tous les types d’enfants en difficulté : on doit se fixer des objectifs bien identifiés, et s’y tenir (quitte à diversifier ses programmes par la suite). Pour agir avec pertinence, il est indispensable de savoir à qui l’on s’adresse. On doit donc avoir au préalable identifié avec précision la population visée : qui sont les enfants que l’on se propose d’aider (nombre, âges, sexe), comment vivent-ils (activités, territoires, bandes, etc.), quel est le contexte dont ils sont issus ? Transposer telle quelle une formule qui a été excellente dans une situation donnée peut aboutir à un échec dans un milieu différent. Ceux qui mettront en œuvre l’action doivent donc avoir une bonne connaissance préliminaire du monde de la rue, c’est-à-dire des réalités que les enfants vivent (en particulier la nuit). Aller les découvrir sur leur terrain permet aussi d’être connu par les enfants, de gagner progressivement leur confiance et leur estime.
2 – IL NE SERT A RIEN D’AIDER DANS LA RUE
En aucun cas, il ne faut avoir pour unique objectif une simple amélioration de la vie des enfants dans la rue, même en leur y apportant nourriture, vêtements, jeux, etc. Rendre la vie dans la rue plus facile ne fera qu’inciter les enfants à y rester plus longtemps. Pire encore, cela peut en pousser d’autres à les y rejoindre. Toutefois, leur apporter sur leurs lieux de vie des soins médicaux d’une part répond à de vrais besoins urgents, d’autre part permet d’établir facilement le contact. L’information circule vite entre les enfants de la rue, et ils sauront rapidement où se trouvent des gens qui leur proposent une aide réelle : ils y afflueront d’eux-mêmes.
Naturellement, il en va tout différemment pour les enfants dans la rue, qui travaillent avec ou au profit de leurs parents, avec lesquels ils restent en contact (au moins affectivement). D’où l’importance décisive d’avoir bien identifié la “population-cible”.
Il y a cependant une situation où l’intervention dans la rue est la seule possible : les enfants des marginalisations extrêmes, dont le système nerveux et la volonté ont été irréversiblement détruits par la drogue, et qui ne peuvent même plus rêver de changer de vie (d’ailleurs, ceux qui sont nés dans la rue ont-ils jamais connu un minimum de normalité ?). Comme avec les très grands malades, on ne peut plus pour eux que les accompagner dans la rue, avec amitié et compassion, dans leur glissement vers la mort.
3 – LA PREMIERE ETAPE DE L’ACCUEIL : UNE ECOUTE ET UN ABRI
Au départ, il faut d’abord proposer aux enfants de la rue qui le souhaitent un abri pour la nuit, qui est toujours pour eux le moment le plus dangereux. L’enfant sera toujours libre de repartir et de revenir à son gré : tout comportement autoritaire, qui aboutirait à ce qu’il se sente prisonnier, ne ferait qu’exacerber sa volonté de fuite. La structure servant d’abri doit absolument éviter tout luxe : il ne s’agit pas “d’acheter” la venue de l’enfant par la séduction d’une vie confortable. En plus d’un toit protecteur, l’abri peut offrir aussi quelques services élémentaires : surtout la possibilité de se laver, de recevoir de petits soins, de mettre ses affaires en sécurité… Mais il ne faut fournir de la nourriture que de façon exceptionnelle, car elle ne doit surtout pas devenir le mobile principal de la venue des enfants, qui auraient vite fait d’instrumentaliser l’accueil offert et d’en faire une simple cantine gratuite pour continuer à vivre dans la rue. On veillera aussi avec le plus grand soin à éviter que ne s’installent à l’intérieur des formes de “caïdat”, cette oppression des plus forts (et d’abord des plus âgés) sur les plus faibles qui est systématique dans la vie de la rue. On ne mélangera donc pas, au moment de leur sortie de la rue, des enfants d’âges différents, qui maintiendraient entre eux des rapports de domination.
Si l’abri est d’abord destiné à procurer sécurité et calme face aux dangers de la survie quotidienne dans la rue, l’enfant doit surtout y découvrir la possibilité d’être écouté par un adulte, auprès de qui il trouvera toujours respect et attention et donc auquel il accordera, plus ou moins vite, sa confiance. C’est par cette amorce de dialogue qu’il peut commencer à renouer avec la société des adultes, avec laquelle il était jusqu’ici en situation de rejet réciproque. L’enfant qui ne vit que dans la survie immédiate pourra ainsi “lever la tête du guidon”, pour réfléchir, à son rythme, sur sa vie présente et sur son avenir. C’est la découverte d’une atmosphère d’amitié et de respect qui lui permettra d’envisager de changer de vie, plus ou moins vite selon les caractères. Le dialogue avec les responsables adultes l’aidera alors à élaborer son “projet de vie” personnel.
4 – SORTIR DE LA RUE : L’ACCUEIL DURABLE
Quand l’enfant manifeste le désir de renouer avec une vie normale (très souvent définie par lui même comme l’accès ou le retour à la scolarisation), il faut être capable de lui répondre, c’est-à-dire avoir une solution durable à lui offrir. Si le retour dans sa famille s’avère impossible (ce qui est fréquent), on lui proposera une formule d’hébergement de longue durée, dont le fonctionnement et le financement doivent être prévus dès la conception du projet. Car, une fois l’enfant accueilli dans le programme, il serait désastreux de le laisser tomber (y compris pour des raisons de limites d’âge fixées a priori). L’enquête sociale et les démarches auprès des autorités compétentes devront avoir abouti à ce que la responsabilité officielle de l’enfant soit déléguée à la structure d’accueil (y compris face aux éventuelles convoitises d’une famille indigne puisque c’est en général un conflit intra-familial qui a été la cause de sa fuite vers la rue).
5 – UN FOYER EQUIVALENT A UNE FAMILLE
La structure d’hébergement doit rester aussi proche que possible des conditions de vie d’une famille nombreuse en milieu populaire. Elle doit rester souple, adaptable selon les circonstances, et surtout centrée sur l’enfant. Sur le plan pédagogique, il est impératif que les enfants accueillis, qui sont tous en carence affective, trouvent en ceux qui s’occupent d’eux les pères et les mères, ou les grands frères et les grandes sœurs dont ils ont besoin. Il doit se tisser entre eux un lien interpersonnel fort et durable, fait d’affection, de confiance et d’estime réciproques. Ce lien sera le fondement de l’autorité des adultes sur les enfants, et le moyen de donner à ceux-ci une éducation (par la parole et surtout par l’exemple) pour leur réapprendre à vivre de façon normale et comment se comporter avec les autres (attention et respect mutuels, discipline, responsabilités partagées).
Dans la pratique, le foyer doit être :
– de petite taille, restant à l’échelle d’une famille (avec le temps, on peut regrouper plusieurs de ces cellules de vie sous forme d’une sorte de “village”, mais en veillant à ce que celui-ci ne vive pas replié sur lui-même),
– sans aucun luxe par rapport à l’habitat populaire environnant,
– géré le plus possible, dans sa vie quotidienne, par une auto-organisation des enfants, qui doivent y prendre le maximum de responsabilités (bien sûr, en fonction de leur âge). C’est ainsi qu’ils intérioriseront qu’il s’agit bien de leur maison et de leur vie, présente et future.
6 – DONNER A L’ENFANT LES MOYENS DE CONSTRUIRE SON AVENIR
Pour retrouver la vie des enfants de leur âge et préparer leur avenir d’adulte, les enfants doivent dès que possible être alphabétisés puis scolarisés. Recevoir des cours sur place, de façon personnalisée et adaptée, assure en général des progrès rapides, car les enfants sortis de la rue sont très motivés. Aller dans l’école ou le collège du quartier permet de redevenir un enfant comme les autres, mais il faut faire attention aux difficultés d’adaptation dans ce milieu souvent très rigide quand la sortie de la rue est encore récente.
Pour les plus âgés, une formation professionnelle (intellectuelle ou manuelle) sera choisie d’un commun accord, de façon informée et réaliste, pour leur permettre de devenir à terme indépendants, ce qui est le but du programme de réinsertion, pour les responsables comme pour le jeune lui-même. Il faudra prévoir les moyens matériels de cette indépendance (outillages, etc.). Si des formations sont dispensées à l’intérieur même de l’institution, les jeunes ne devront jamais être orientés autoritairement vers des métiers qu’ils n’ont pas réellement choisis : l’expérience montre qu’ils n’y resteraient pas. Si l’institution a des activités de production qui lui donnent un certain auto-financement, les exigences de productivité et de rentabilité ne devront jamais l’emporter sur les objectifs pédagogiques.
7 – LES DEVELOPPEMENTS ULTERIEURS DE L’ACTION
L’institution ne doit croître que lentement, toujours empiriquement. Elle se développera en fonction des besoins à mesure que ceux-ci se révèlent ou se laissent prévoir, et non selon un plan préétabli de façon abstraite. On trouvera ci-dessous un schéma proposé comme exemple pour une action ayant eu le temps et les moyens de se diversifier afin de répondre à tous les besoins des enfants pris en charge. Mais chacun doit d’abord s’adapter aux réalités qu’il vit.
Une responsabilité majeure des responsables d’un programme est de toujours garantir sa durée, sans faire de promesses qui ne puissent être raisonnablement tenues. L’institution ne doit jamais se reposer sur ses lauriers, s’endormir dans l’auto-satisfaction de ses succès : il faut savoir se remettre en question régulièrement, car les enfants évoluent (ne serait-ce que parce qu’ils grandissent), et le monde de la rue d’où ils proviennent se transforme avec le temps. L’institution doit évoluer (par exemple en se diversifiant) pour rester toujours adaptée aux enfants, et non enfermer ceux-ci dans un carcan.
On s’efforcera de nouer avec les institutions similaires, à tous les niveaux pertinents, des relations de coopération, d’échanges et si possible de complémentarité, dont le but sera toujours d’offrir aux enfants les meilleures chances, en surmontant les relations souvent trop passionnelles que les adultes peuvent développer dans ce type d’engagement.
8 – LES ADULTES ENGAGES AUPRES DES ENFANTS
Le succès de l’opération, à tous les stades, repose d’abord sur la qualité humaine des adultes qui seront responsables des enfants, et d’abord ceux chargés de leur redonner un environnement affectif de type familial. La motivation des adultes encadreurs est donc un problème fondamental (c’est pourquoi les fonctionnaires affectés administrativement à de tels postes sans l’avoir expressément désiré obtiennent rarement de bons résultats).
La question de leur formation préalable est assez peu importante, car celle-ci peut s’effectuer pour l’essentiel “sur le tas”. Avoir un diplôme académique n’est en rien une garantie de succès auprès des enfants – pas d’avantage un obstacle, bien sûr. Est surtout précieuse une expérience pratique antérieure (par exemple du scoutisme).
Ceux qui sont le plus en contact avec les enfants seront en général plus efficaces s’ils en partagent la culture, la langue, les habitudes : c’est pourquoi il faut fonder l’action avant tout sur un personnel local. Des volontaires étrangers peuvent apporter beaucoup eux aussi, mais ils ont par nature une carence grave : il leur manque la durée (la rupture des relations affectives nouées avec les enfants peut être grave). Inversement, de retour chez eux, les volontaires étrangers seront d’excellents ambassadeurs du programme. L’encadrement quotidien peut être opportunément confié à certains anciens enfants de la rue déjà réinsérés, sélectionnés avec soin : s’ils ont les qualités affectives et morales indispensables (et pas de propension à la violence, fréquente chez les anciens de la rue), ils offrent l’avantage d’une parfaite compréhension de la psychologie particulière de ces enfants, ainsi qu’une habitude de toutes les combines que ceux-ci peuvent utiliser.
De leur côté, les dirigeants de l’institution ne doivent jamais perdre de vue que, s’ils exigent de leurs employés adultes le plus grand dévouement, ils ont aussi la responsabilité de leur assurer une vie et une carrière décentes.
9 – LES RELATIONS AVEC LA SOCIETE ENVIRONNANTE
On fuira toute médiatisation du foyer qui ne serait pas strictement inévitable. Il est nécessaire de maintenir autour des enfants la discrétion et le respect de la vie privée dont doit jouir une famille ordinaire : les enfants sont chez eux, et non les pensionnaires d’un parc zoologique à exhiber. On évitera, autant que possible, les parrainages trop individualisés, qui introduisent entre les enfants des différences et génèrent donc des jalousies. Par contre, les parrainages collectifs, d’un groupe d’adultes envers un groupe d’enfants sont à favoriser, car ils établissent des liens plus durables qu’avec les fondations de financement, inévitablement plus anonymes.
L’institution devra toujours rester transparente envers les pouvoirs publics concernés (Affaires sociales, Justice, Police…), tout comme envers ses bailleurs de fonds, institutionnels comme individuels. Pour les uns et pour les autres, des rapports pédagogiques et financiers précis doivent être produits à un rythme régulier.
Il faut s’assurer sur place la collaboration d’un réseau de personnes compétentes qui accepteront de rendre un service précis en cas de besoin (médecins, acteurs culturels ou sportifs, etc.), ainsi que de simples bonnes volontés qui peuvent aider, entre autres, à l’alphabétisation des petits ou à l’animation des fêtes du foyer : ces adultes qui viennent de l’extérieur pour les enfants, aident ceux-ci, qui ont longtemps souffert du mépris de tous, à revaloriser leur propre estime. Mais il faut absolument éviter que le foyer devienne un enjeu mondain ou -pire- politique.
A tout instant, devant chaque choix à opérer, c’est toujours l’intérêt des enfants, plus exactement l’intérêt de chaque enfant, qui doit être le but unique, toujours présent dans les esprits.